21/11/2024
Por , , Bihr Alain
Dans l’article intitulé « La récession mondiale : moment, interprétations et enjeux de la crise » paru dans le n°39 de Carré Rouge, François Chesnais conteste les éléments d’analyse de la récente crise financière et bancaire mondiale, qui n’est jamais que la dernière phase en date de la crise structurelle dans laquelle le capitalisme est entré au cours des années 1970, analyse que j’ai eu l’occasion de développer dans le numéro 199 d’A Contre-Courant sous le titre : « Sur la crise (1) : Le triomphe catastrophique du néolibéralisme ». Il vise notamment la thèse selon laquelle cette crise trouverait sa source dans un excès de plus-value. D’une part, cette thèse lui paraît proprement hérétique d’un point de vue marxiste ; et, d’autre part, elle n’est pas, à ses yeux, susceptible de rendre compte du processus ayant mené à la récente crise financière. C’est sur ces deux points que je voudrais ici lui répondre.
Excès ou défaut de plus-value ? Les deux, mon capitaine !
Selon François Chesnais, en avançant la thèse d’un excès possible de plus-value dans le cours du cycle de reproduction du capital, je ne proposerai pas moins qu’un renversement de paradigme, qu’une rupture avec les canons de l’analyse marxienne. Je le cite :
« A. Bihr nous propose un bouleversement majeur dans la compréhension du capitalisme que nous avons héritée de Marx. L’un des fils conducteurs centraux de l’analyse présentée dans les Manuscrits de 1857-58 et Le Capital, est celui d’un système où le capital engagé dans un mouvement de valorisation sans fin, se heurte à une insuffisance chronique de plus-value, dont la racine est dans les rapports de production capitalistes eux-mêmes. La tendance récurrente à la baisse du taux de profit en est l’une des manifestations. Alain Bihr nous invite dans cet article à opérer un renversement complet. Ne plus voir le système comme assoiffé de plus value, mais comme en ayant trop, d’un montant tel qu’il ne saurait plus quoi en faire. Il s’agirait de prendre comme repère analytique non plus la pénurie de plus-value, mais son excès. » (Page 11).
C’est trop me prêter… et en même temps oublier ce que nous a précisément enseigné Marx. Car c’est bien chez Marx même que l’on trouve matière à défendre ma thèse. Pour le montrer, il me faut rappeler les principaux éléments de son analyse du procès de valorisation du capital et des contradictions auxquelles il se heurte. Je m’en excuse pour celles et ceux qui les connaissent déjà ; mais visiblement, certaines révisions ne sont pas inutiles… Je m’en excuse encore plus pour ceux et celles qui ne les connaissent pas et qui trouveront sans doute les lignes suivantes quelque peu ardues.
Pour Marx, la valeur V de toute marchandise se mesure par la quantité de travail social nécessaire à sa production. Cette production consomme elle-même une certaine masse de moyens de production (matières premières, matières auxiliaires, énergie, moyens de travail divers : outils, machines, locaux, etc.) – autant de travail mort, passé, matérialisé dans ces moyens de production – dont la valeur ne fait que se transmettre à la marchandise créée et réapparaît donc comme telle dans V. Pour cette raison, Marx appelle la fraction du capital avancée sous forme de ces moyens sa partie constante ou capital constant ; et il la note c. En même temps, cette transformation de moyens de production en un produit nouveau correspond à une dépense supplémentaire de travail vivant, donc à la formation d’une valeur nouvelle, ce que j’ai appelé dans mon article la ‘valeur ajoutée’, en détournant ainsi cette expression du sens dans lequel elle est habituellement prise en économie et en comptabilité (raison pour laquelle je l’assortis de guillemets). Dans cette ‘valeur ajoutée’, une partie ne fait que restituer cette autre fraction du capital qui a dû être avancée pour s’approprier la force de travail ; c’est ce que Marx appelle la part variable du capital et qu’il note v ; elle est par définition égale à la valeur de la force de travail, puisque Marx présuppose que cette dernière s’échange à sa valeur, comme toute autre marchandise ; et, comme celle de toute autre marchandise, cette valeur est mesurée par la quantité de travail nécessaire à sa reproduction – ce que Marx appelle le travail nécessaire. Tandis que l’autre partie de la ‘valeur ajoutée’ correspond au surtravail que la mise en œuvre productive de la force de travail fournit gratuitement au capital : par la durée, l’intensité et la productivité de sa mise en œuvre, la force de travail fournit ainsi plus de travail que ce qui est nécessaire à sa propre reproduction : telle est, on le sait, l’origine de la plus-value que Marx note pl.
En définitive, selon Marx, la valeur V de toute marchande (ou lot de marchandises) produites de manière capitaliste peut ainsi se décomposer en trois éléments (c, v et pl) et s’écrire : V = c + v + pl. Toutes les difficultés que le capital va rencontrer dans le cours de son procès de reproduction peuvent se réduire en définitive aux évolutions des différents rapports entre ces trois éléments composant la valeur des marchandises à travers la production et la circulation desquelles il se valorise. Deux de ces rapports vont nous intéresser tout particulièrement ici. Il convient donc de s’arrêter sur eux.
Le premier est ce que Marx appelle le taux de plus-value. Il se définit par le rapport pl/v et Marx le note pl’ : c’est le rapport entre la part non payée (mais appropriée sous forme de plus-value) et la part payée (sous forme de salaire) de la ‘valeur ajoutée’. Le taux de plus-value est la mesure en valeur du rapport entre le surtravail et travail nécessaire. Remarquons que, si l’on note e le rapport pl/(v + pl), qui mesure la part de la plus-value dans la ‘valeur ajoutée’, on peut écrire e = pl’/(1 + pl’). Comme pl’, e constitue un indice en valeur du degré d’exploitation de la force de travail en rapportant la plus-value non plus au seul capital variable (le salaire) mais à l’ensemble de la ‘valeur ajoutée’.
Le second rapport qui nous intéresse ici est ce que Marx appelle la composition organique du capital. C’est le rapport c/v qui, pour un taux de plus-value donné, est l’indice en valeur du rapport entre la quantité de travail mort mis en œuvre (la masse des moyens de production consommés) et la quantité de travail vivant (payé et non payé) qui mobilise la précédente. Indépendamment du taux de plus-value, la mesure en valeur de ce dernier rapport nous est donné par le rapport k = c/(v + pl) qui rapporte le capital constant à la ‘valeur ajoutée’.
Lorsque Marx passe à l’analyse de la dynamique du procès de reproduction du capital, il montre successivement qu’une reproduction simple du capital est impossible (c’est une simple hypothèse d’école) : le capital doit nécessairement s’accumuler par conversion d’une partie de la plus-value en capital additionnel ; et que l’accumulation du capital ne peut être purement extensive : elle ne peut se produire par simple extension (spatiale et sociale : à d’autres territoires et d’autres branches de production) des modes d’accumulation existant ; il lui faut devenir intensive, c’est-à-dire viser à augmenter la productivité du travail. Dans ces conditions :
- D’une part, le taux de plus-value tend à augmenter, ce qui n’est jamais que l’indice en valeur de l’accroissement du surtravail relativement au travail nécessaire. C’est le mécanisme même de production de ce que Marx nomme la plus-value relative. Autrement dit encore, la part de la plus-value dans la ‘valeur ajoutée’ augmente tandis que la part des salaires diminue : pl’ augmentant, e augmente également en tendant asymptotiquement vers 1.
- D’autre part, la quantité de travail mort mis en œuvre par le capital tend à augmenter relativement à la quantité de travail vivant qui le met en œuvre. En conséquence, la composition organique du capital aussi bien que le rapport k tendent eux aussi à augmenter.
Evidemment, dans l’un et l’autre cas, il existe des contre-tendances. Dans le premier, la principale est… la lutte du prolétariat pour élargir et enrichir la norme de consommation, qui définit la quantité de travail socialement nécessaire à la reproduction de sa force de travail, donc pour contrer la dévalorisation de cette dernière, pour contrecarrer la baisse de la part des salaires dans la ‘valeur ajoutée’. Dans le second cas, les progrès de la productivité du travail tendent à dévaloriser aussi bien les éléments entrant dans la composition du capital constant que ceux entrant dans celle du capital variable, limitant d’autant la hausse de la composition organique. Mais si ces contre-tendances peuvent freiner les tendances précédentes, en ralentir et en différer les effets, elles ne peuvent les bloquer et encore moins les inverser. Or ces tendances conduisent nécessairement à dresser une double barrière sur la voie de la poursuite de la reproduction du capital.
D’une part, lorsque s’accroît la productivité du travail et que, par conséquent, augmente aussi la quantité de travail mort mis en œuvre relativement au travail vivant qui le met en œuvre, le taux de profit tend nécessairement à diminuer. Ce taux de profit p’ est le rapport de la plus-value à l’ensemble du capital avancé : p’ = pl/(c + v). En divisant le numérateur et le dénominateur de cette fraction par v + pl, on peut l’écrire sous la forme : p’ = e/(k + 1 – e). Et on constate que, dans les conditions ici posées, e tendant vers 1 tandis que k augmente, p’ diminue nécessairement : le taux de profit chute du fait de l’augmentation du capital constant relativement à la ‘valeur ajoutée’, quelle que soit par ailleurs la hausse du taux de plus-value, autrement dit du rapport entre les deux parts (payée et non payée par le capital) de la ‘valeur ajoutée’. Or le taux de profit mesure le degré de valorisation du capital et sert d’aiguillon à l’accumulation de ce dernier ; concrètement, il constitue le motif essentiel des décisions d’investissement, de non investissement ou même de désinvestissement. Toute baisse continue et prolongée de ce taux conduit à un ralentissement et finalement un blocage de l’accumulation du capital.
Mais l’autre incidence de l’accroissement de la productivité du travail ne produit pas moins, d’autre part, le même résultat, par d’autres biais. En effet, lorsque la part des salaires dans la ‘valeur ajoutée’ diminue, c’est une des sources essentielles de la demande finale qui petit à petit se tarit : c’est une part toujours moins grande de la valeur V du produit social (que l’on réduira ici par hypothèse à une seule et unique marchandise et que l’on pourra donc écrire : V = c + v + pl) dont la réalisation peut s’obtenir par l’échange contre les salaires v tandis qu’une part toujours plus grande doit s’échanger contre du capital constant c ou de la plus-value pl (que celle-ci soit dépensée comme revenu ou convertie en capital additionnel). Dans ces conditions, il est inévitable que les équilibres entre les deux sections productives que Marx distingue dans ses célèbres schémas de la circulation et de reproduction du capital social exposés dans la section III du Livre II du Capital ne finissent par se trouver perturbés ; plus précisément, l’accumulation dans la section II (productrice de moyens de consommation) ne parvient pas à suivre le rythme imposé par celle dans la section I (productrice des moyens de production) : l’accumulation dans la section II se trouve freinée par l’insuffisance (relative) des débouchés et ce ralentissement ne peut que rejaillir, plus ou moins rapidement et brutalement, sur la section I. La poursuite de l’accumulation du capital social bute cette fois-ci non plus sur l’insuffisance de la plus-value relativement à la masse du capital à valoriser mais sur l’insuffisance de la demande finale relativement à la masse du capital-marchandise à réaliser du fait de la diminution de la part des salaires dans la ‘valeur ajoutée’. Mais dire que les salaires sont en défaut (relatif) dans la répartition de la ‘valeur ajoutée’ entre travail et capital revient implicitement à dire que la plus-value y est en excès (relatif), puisque la répartition de la ‘valeur ajoutée’ se fait rigoureusement entre les deux.
Résumons-nous. Il n’y a nulle contradiction à parler de l’existence simultanée d’un défaut et d’un excès de plus-value. Pour trois raisons. D’une part, dans la mesure où les deux constituent des phénomènes relatifs, tout dépend du terme auquel la plus-value est rapportée et relativement auquel le défaut ou l’excès de plus-value se définit et se mesure. Dans un cas, la plus-value est rapportée à l’ensemble du capital sous forme du taux de profit ; et elle se trouve alors en défaut. Dans l’autre cas, elle est rapportée au seul capital variable (le salaire) sous forme de taux de plus-value ; ou encore, elle est rapportée à l’ensemble de la ‘valeur ajoutée’ (capital variable + plus-value) ; et elle est alors en excès.
D’autre part, l’un et l’autre de ces deux rapports procèdent de la même cause fondamentale : défaut de plus-value relativement à l’ensemble du capital en fonction comme excès de plus-value par rapport au seul capital variable (à la masse des salaires distribuées) ne sont que deux manières propres au mode de production capitaliste (aux rapports capitalistes de production) d’exprimer et de mesurer les progrès de la productivité du travail social et, plus largement, le développement des forces productives. En régime capitaliste, les progrès de la productivité du travail se traduisent nécessairement, de manière périodique, par un défaut de la plus-value formée et réalisée relativement à la masse du capital à valoriser aussi bien que par un excès de la plus-value (partant un défaut des salaires) relativement à la masse du capital-marchandise à réaliser. Autrement dit, en régime capitaliste, les progrès de la productivité du travail conduisent nécessairement et périodiquement à une disproportion entre travail mort et travail vivant de même qu’à une disproportion entre travail nécessaire et surtravail. Ce sont là deux expressions différentes de la même contradiction fondamentale entre le développement des forces productives et les rapports de production (qui sont essentiellement des rapports de valeur, des rapports entre différentes fractions de la valeur formée et à réaliser) dans lesquels le capital prétend enserrer ce développement.
Enfin, l’un et l’autre des deux phénomènes ici étudiés, défaut et excès de plus-value, conduisent en définitive à la même conséquence : la crise de la production capitaliste, la difficulté à poursuivre la reproduction (accumulation) du capital. Crise qui est toujours une crise de surproduction dont les deux phénomènes en question ne font que représenter deux faces différentes. D’une part, la surproduction de capital productif, soit la suraccumulation de capital relativement à la plus-value destinée à le valoriser, dès lors insuffisante, provoquant une baisse tendancielle du taux de profit, en somme une crise de valorisation. D’autre part, la surproduction de capital-marchandise, l’excès de marchandises sur les marchés, l’encombrement des marchés par défaut de débouchés, du fait en définitive de l’insuffisance de la demande finale issue du salaire, conséquence de l’excès de la part de la plus-value dans la ‘valeur ajoutée’. Soit en définitive une non moins classique crise de réalisation.
J’ajouterai simplement que, selon les phases de la crise capitaliste, c’est l’un ou l’autre de ces deux aspects (difficultés de valorisation ou difficultés de réalisation) qui domine, sans que l’autre ne disparaisse cependant jamais puisque, encore une fois, les deux aspects expriment toujours conjointement la même contradiction fondamentale. Et que la thèse que j’ai soutenue dans l’article d’A Contre-Courant dont il est ici question est que la récente crise financière et bancaire est l’expression d’une phase de la crise capitaliste où prédominent les difficultés de réalisation[1].
Une crise de réalisation
Si François Chesnais ne semble pas contester ce dernier point, du moins pense-t-il que je manquerai d’arguments pour en soutenir la lecture que j’en propose, centrée sur la thèse d’un excès de plus-value dans le partage de la ‘valeur ajoutée’ :
« En fait Alain Bihr renvoie simplement ses lecteurs à Michel Husson et au ‘fait singulier’ que celui-ci aurait établi que ‘le taux d’accumulation est devenu inférieur au taux de profit. En somme, les profits excèdent ce dont les entreprises ont besoin pour financer leurs investissements : plus exactement, ce qu’elles peuvent investir étant donné les conditions faites à la production par l’insuffisance des débouchés due à la contraction de la part des salaires dans « la valeur ajoutée’ ». (Ibidem)
François Chesnais semble m’avoir mal lu. Car, en l’occurrence, outre cet argument, repris en effet de Michel Husson, j’en avance quatre autres qui semblent lui avoir échappé, qu’il ne mentionne pas en tout cas. Et c’est d’autant plus regrettable que ces arguments renvoient tous à quelques-uns des traits majeurs de l’évolution socio-économique du capitalisme sur ces dernières décennies, mon objectif étant de montrer que la thèse de l’excès de plus-value (au sens précédemment entendu) est en mesure de rendre compte de ces traits. Puisqu’ils n’ont pas été portés à la connaissance des lecteurs de Carré Rouge par François Chesnais lui-même, il me faut donc ici rapidement les reprendre, tout en les développant sur certains points.
Le premier de ces traits est l’allure singulière qu’à présentée l’accumulation du capital, notamment dans les formations centrales, depuis le milieu des années 1980, faite d’une succession de relances qui avortent rapidement sous forme de récessions, de stagnations voire de mini dépressions, en somme une suite de stop and go comme disent les Anglo-Saxons. Citons : la reprise des années 1985-1987 qui se conclut par le krach de New York d’octobre 1987 ; la reprise des années 1988-1991 qui débouche (outre sur la première guerre du Golfe) sur l’éclatement de la bulle immobilière japonaise, la dernière grande crise monétaire européenne de 1992 et la récession de 1993 ; la timide reprise des années 1994-1997, qui se solde par la crise financière asiatique (Corée, Indonésie, Malaisie, Philippines) prolongée par celle de la Russie, du Mexique et du Brésil l’année suivante ; la vive reprise de 1998-2001 (la soi-disant « nouvelle économie ») qui conduira à l’éclatement de la bulle Internet en 2001-2002 et aux scandales d’Enron et de Vivendi-Universal ; avant une nouvelle reprise en 2003-2004 sous l’effet de la bulle immobilière aux Etats-Unis dont on sait à quoi elle a mené. Allure chaotique que j’explique par le fait que l’obstacle auquel est venu se heurter à chaque fois la reprise de l’accumulation n’est pas l’insuffisance de la plus-value relativement au capital à valoriser (la propension à l’accumulation est nette à chaque fois) mais bien l’excès de plus-value dans le partage de la ‘valeur ajoutée’ conduisant à une insuffisance des débouchés par sous-consommation des salariés. En ce sens, le succès des politiques néolibérales aura fait tomber le capital de Charybde en Scylla : si la mise en concurrence systématique des travailleurs (à coup de développement du chômage et de la précarité et de ‘libéralisation’ du mouvement des capitaux) mais aussi la mise en œuvre de nouvelles formes de subordination du travail au capital (« l’usine fluide, flexible et diffuse ») aura permis de redresser le taux de profit, elles auront aussi et inversement accumulé les conditions de difficultés structurelles dans la réalisation de la valeur formée. En ce sens, la trajectoire de l’actuelle crise structurelle nous a fait passer d’une crise de valorisation à une crise de réalisation (sachant – répétons-le – que c’est là une manière commode de s’exprimer désignant simplement l’aspect dominant de la même contradiction qui fait que perdure toujours aussi l’autre aspect)[2].
Un deuxième trait singulier du cours socio-économique récent du capitalisme, notamment mais pas exclusivement dans les formations centrales, aura été le développement considérable qu’ont connu les secteurs de l’industrie de luxe au cours des deux dernières décennies. Signe de l’enrichissement manifeste de toutes les classes et couches sociales qui vivent de la plus-value (sous ses différentes formes : ‘salaires’ mirobolants des dirigeants, stock options, dividendes des actionnaires, intérêts des prêteurs, rente des propriétaires fonciers ou des titulaires de brevets, etc.), l’essor de la consommation de luxe aura été le signe le plus spectaculaire (au sens propre et immédiat du terme) d’une formidable et dramatique aggravation des inégalités sociales : tandis que ceux qui vivent des salaires (directs et indirects) ont vu diminuer de manière importante leur part dans la ‘valeur ajoutée’ (autrement dit dans la richesse sociale nouvellement produite, dans l’accroissement net de la richesse sociale), ceux qui vivent de la plus-value aura vu au contraire la leur croître. Ce qui signifie qu’on a assisté à une paupérisation relative du salariat dans son ensemble, qui s’est très certainement accompagné de phénomènes de paupérisation absolue pour certaines de ses couches et catégories.
Or cette explosion de la consommation de luxe est, elle aussi, une manifestation de la crise latente de réalisation, la consommation de luxe des nantis étant censée prendre le relais, comme moteur de la demande solvable, de la consommation de produits banalisés en berne du fait de la paupérisation relative des salariés. Elle était aussi et surtout le signe qu’une part grandissante de la plus-value n’était plus en mesure, faute d’une croissance suffisante des débouchés, de se convertir en capital additionnel, de venir financer l’accumulation du capital, qu’elle ne pouvait plus soutenir cette dernière qu’en se convertissant en revenu pour être dilapidé sous forme de dépenses de luxe par les classes possédantes. Autre indice du caractère ‘rentier’ pris par une part grandissante de la bourgeoisie et des autres classes vivant de la plus-value.
Mais il est encore un troisième trait du récent devenir socio-économique du capitalisme auquel j’accorde une attention particulière en tant qu’effet et indice de cet excès de plus-value que je diagnostique au cœur de la phase actuelle de la crise. Et il est très étonnant que François Chesnais ne l’ait pas mentionné puisqu’il concerne un élément auquel, à juste titre d’ailleurs, il accorde lui-même beaucoup d’importance : il s’agit de la fantastique accumulation de capital fictif à laquelle on a non moins périodiquement assisté au cours des derniers lustres. Car, faute de pouvoir se valoriser sous forme de capital réel, en s’investissant (directement ou indirectement) dans l’industrie et le commerce, la part ‘excédentaire’ de la plus-value non absorbée par la consommation de luxe a cherché à se valoriser sous forme de capital fictif. Elle est venue tenter sa chance au grand casino d’une finance dopée et surtout dupée par les mesures de ‘libéralisation’ néolibérales : elle est venue alimenter le jeu spéculatif consistant à acheter ou à vendre des monnaies, des titres de crédit ou de propriété, des dérivés de tous ces types d’actifs et des « produits financier » de plus en plus sophistiqués assis sur eux, non pas tant pour les revenus qu’ils garantissent en principe, mais pour parier sur leur variation (à la hausse ou à la baisse) en espérant empocher au passage de somptueuses ‘plus-values’. Quitte à essuyer de désastreuses ‘moins-values’ lorsque le pari s’avère perdu.
Tout comme le gonflement de la consommation de luxe, ce signe apparent de richesse qu’ont été les orgies de la spéculation financière, saluées par tous les grands prêtres et bedeaux minables de l’Eglise néolibérale comme la manifestation de la santé éclatante d’une « économie de marché » libérée des contraintes de la réglementation étatique, n’était donc en fait que le signe d’une profonde maladie de « l’économie réelle », bridée par l’étranglement du pouvoir d’achat des salariés, rongée par une crise rampante de réalisation. D’un coté, une accumulation de capital réel rendue poussive et chaotique par l’insuffisante des débouchés du fait d’une sous-consommation relative des salariés ; de l’autre, une accumulation de capital fictif dopée par une plus-value se détournant pour la raison précédente de « l’économie réelle » pour se livrer aux joies et aux affres de la spéculation financière, devenue sinon la seule voie ouverte à sa valorisation du moins, apparemment, sa voie royale ; avec pour médiation entre les deux une surproduction de capital-argent potentiel incapable de s’investir et de se valoriser dans « l’économie réelle » du fait des limites imposées à cette dernière – et c’est la troisième forme de surproduction du capital qui prend toujours nécessairement place à côté des deux autres précédemment mentionnées dans le cours de la crise capitaliste. Sans ce ‘détournement’ d’une plus-value en excès par rapport aux possibilités d’accumulation du capital réel, que ce soit sous forme de capital actif (industriel ou commercial) ou de capital passif (capital de prêt), jamais on aurait assisté à une aussi fantastique accumulation de capital fictif. Celle-ci s’est bien nourri essentiellement de ce ‘détournement’, le développement de « l’épargne salariale » (notamment sous la forme des fonds de pension) ne lui servant que d’adjuvant.
Quant au dernier fait majeur de ces dernières années auquel j’accorde mon attention, parce qu’il me paraît constituer un autre indice de cet excès de plus-value qui est ici en question, c’est le développement du crédit à la consommation, destiné à pallier là encore l’insuffisance de la demande finale due à la part insuffisante des salaires dans la ‘valeur ajoutée’, donc à soutenir la consommation des travailleurs salariés en dépit de leur paupérisation relative (voire absolue), en leur permettant notamment de continuer à accéder à des moyens de consommation durables (en particulier les équipements ménagers, l’automobile et le logement). Que cette expansion du crédit à la consommation ait été en même temps un moyen de valorisation pour le capital financier, sous sa double forme de capital de prêt et de capital fictif, c’est l’évidence même. Et l’on tient du même coup ici les deux ingrédients fondamentaux de la crise actuelle, en particulier de son détonateur, la crise des prêts hypothécaire subprime. D’un côté, des ménages de modestes salariés que l’insuffisance de leurs revenus salariaux contraints à s’endetter dans des proportions excessives pour tenter d’accéder à la propriété de leur logement et dont une proportion importante se trouvent en définitive incapables de faire face aux charges du remboursement de leur dette, comme cela était prévisible. De l’autre, des capitaux financiers à ce point assoiffés de valorisation qu’ils en viennent à oublier toute retenue et toute prudence pour les uns prêter aux précédents et les autres accepter de s’investir dans des titres opaques assis sur des créances aussi douteuses. Autrement dit, au cœur de la crise des subprime, on retrouve une fois encore la distorsion dans la répartition de la ‘valeur ajoutée’ : le défaut de salaire d’un côté et l’excès de plus-value de l’autre.
Les lecteurs et lectrices de Carré Rouge sont à présent en mesure de juger si, comme l’a écrit François Chesnais dans son article, je suis ou non en possession « (d’) un matériel empirique important et (d’) un cadre analytique très fort » (ibidem) pour défendre ma thèse.
[1] Ceux et celles qui n’auront pas été rebuté par l’aridité des pages précédentes trouveront un exposé méthodique des contradictions du procès immédiat de reproduction du capital dans La reproduction du capital, Page deux, Lausanne, 2001, tome II, chapitres XV à XVIII. L’analyse ici condensée se trouve plus amplement développée dans le chapitre XVI où l’on trouvera notamment toutes les références aux textes de Marx sur lesquels je m’appuie.
[2] J’ai développé plus amplement cette thèse dans un autre article : « Sur la crise (2) : A la croisée des chemins », A Contre-Courant, n°200, décembre 2008.