21/12/2024
Por Chesnais François , ,
1. L’une des traits majeurs de la situation qui s’est ouverte depuis 2007, est la conjonction entre la crise économique mondiale et la progression de la crise climatique et de ses effets sociaux mondiaux gravissimes. S’y ajoutent ceux de la crise alimentaire provoquée très largement de façon directe par les politiques commerciales mises en œuvre depuis vingt ans. La rapidité avec laquelle la crise climatique progresse et touche les populations des pays les plus pauvres et vulnérables, signifie que celles-ci vont subir les impacts combinés de la récession mondiale, du réchauffement et des effets des politiques agricoles imposées à de si nombreux pays. On peut être sûr qu’une question qui met en cause la civilisation comme telle, va être traitée par les gouvernements comme une question de maintien de l’ordre, tant au plan national qu’international (voir les mesures de l’UE contre l’immigration). Mais dans certaines parties du monde, les effets des changements climatiques, mais aussi les résistances populaires qu’ils provoqueront seront sans doute si forts qu’ils rejailliront sur l’économie et aggraveront la récession.
2. La conjonction entre la crise économique mondiale et la progression de la crise climatique et surtout sa gravité n’est pas totalement fortuite. Les racines de ces deux crises sont les mêmes, à savoir la nature du capital et de la production capitaliste. Mais ce sont seulement la libéralisation et la déréglementation du capital et, partant, sa mondialisation complète et sa financiarisation exacerbée, qui ont fait apparaître cela clairement. Ce sont ces mêmes processus, qui expliquent d’un côté, les traits originaux de la crise, où la surproduction de marchandises et la suraccumulation de capacités de production se combinent avec un effondrement d’un montant gigantesque de capital fictif, et de l’autre l’accélération des émissions mondiales de CO2 après que leurs effets sur le climat eurent été établis.
3. Le temps du changement climatique sous l’effet des émissions de CO2 (que celles-ci en soient la seule cause ou qu’elles l’accélèrent de nombreuses décennies et aggravent qualitativement un cycle climatique multiséculaire ne change rien à la nature centrale de ce fait) et le temps de l’accumulation du capital en longue période, qui est aussi celui de l’accumulation de ses contradictions internes jusqu’au moment où elles ne peuvent plus être contenues, sont des temps très différents. Dans le cas de la longue accumulation à laquelle la crise met fin, on peut considérer qu’elle débute à la fin des années 1950. Dans le cas de la production de gaz à effets de serre et de leur concentration dans l’atmosphère, on en fait généralement remonter l’origine à la diffusion internationale de la révolution industrielle et de l’usage du charbon à très grande échelle à la fin du 19e siècle. On a donc affaire à des temps de maturation très distincts.
4. Mais on note deux choses. D’abord l’accélération des émissions qui commence également dans les années 1970 vers la fin des « trente glorieuses », et surtout à partir du début des années 1990, alors que le premier rapport du GIEC a été publié, l’espèce de « course vers l’abîme » qui s’engage au plan du changement climatique, avec ses conséquences chaque jour plus claires. Or c’est aussi au début des années 1990 que commence le recours de plus en plus systématique à l’ensemble des mécanismes destinés à soutenir l’accumulation et à contenir les crises financières. Ce sont eux qui ont retardé la crise commencée en août 2007 et qui en expliquent maintenant la profondeur. On y revient plus loin dans le texte et on en explique les implications sur le plan écologique. (N.B. Dans la suite de ce texte, il n’est pas fait mention spécifiquement de la forte contribution aux dégâts écologiques de l’URSS et des pays à « socialisme réel » du centre et de l’est de l’Europe. Claude Serfati et moi en avons parlé dans notre chapitre du livre collectif coordonné par Michel Lowy et J-M. Harribey, Capital contre nature, Actuel Marx Confrontations, Paris, 2003).
Les racines communes des deux crises consubstantielles au capitalisme comme tel
5. Celles-ci se trouvent dans ce qu’on peut désigner comme étant « l’essence » du capital. L’argent qui devient capital doit croître, se reproduire avec profit, augmenter dans un mouvement qui ne peut avoir ni fin ni limite. Il faut suivre Marx, lorsqu’il écrit dans les Manuscrits de 1857-58 (les « Grundrisse »), que « le capital, en tant qu’il représente la forme universelle de la richesse - l’argent -, est la tendance sans borne et sans mesure de dépasser sa propre limite. Sinon il cesserait d’être capital, l’argent en tant qu’il se produit lui-même ». Ou encore dans le Capital lorsqu’il martèle pour ainsi dire que « la production n’est qu’une production pour le capital et non l’inverse, les moyens de production n’y sont pas élargis au bénéfice de la société des producteurs » (c’est lui qui souligne). Pour croître, le capital doit produire et s’approprier sans fin de la valeur et de la plus value. Ce qui signifie aussi qu’il doit puiser sans limites dans les ressources du sol et du sous-sol, ce qu’il a fait depuis qu’il s’est constitué en mode de production embrassant des pays entiers et plus encore lorsqu’il a commencé son expansion mondiale.
6. La formule « production pour la production » qu’on trouve maintenant très souvent exige d’être précisée. Si on veut mettre fin au « productivisme », il faut d’abord bien en comprendre la nature et les ressorts. Il répond à l’essence du capital, s’approprier la plus value. Cela suppose d’abord de réunir des travailleurs dans des entreprises, en organiser l’activité productive aussi efficacement que possible, augmenter leur productivité tout en limitant au maximum la hausse des salaires. Cela suppose ensuite de vendre le produit sous forme de marchandise, en faisant tout ce qui est possible pour convaincre les gens de l’acheter. Le « productivisme » est assis sur de très forts mécanismes d’obtention d’un « assentiment » social :
* Les uns ont trait à la vente et à l’achat de la force de travail, au fait que ce sont les entreprises et au-delà d’elles le fonctionnement général du capitalisme, qui décident si vous aurez ou non un travail, avec quel degré de sécurité et à quel niveau de salaire. La meilleure façon d’obtenir « l’assentiment » sur ce plan, c’est-à-dire de garantir la docilité des travailleurs, a toujours été de faire en sorte que les entreprises se livrent une concurrence, si possible aiguë. Plus les entreprises se font concurrence et plus les travailleurs se verront mis en concurrence aussi pour les postes de travail. Chaque foyer distinct de production et d’appropriation de la plus value, chaque entreprise, considère en effet que la compétitivité passe par la réduction de ce qui est nommé le « coût du travail ». Il n’y a pas de meilleure manière de garantir que ces deux niveaux interconnectés de concurrence « fonctionnent bien » que de libéraliser les échanges. C’est ce que le capital a fait depuis quarante ans, dans le cadre de l’Union européenne et au niveau mondial avec le traité de Marrakech et la cooptation de la Chine à l’OMC.
* Les autres mécanismes de création « d’assentiment », un assentiment forcé, portent sur la mise en condition des salariés et de l’ensemble de la population pour qu’ils achètent. Il faut que les marchandises qui renferment la plus value soient vendues, soient déversées sur le marché en quantités aussi grandes que possibles. Pour cela il faut que ce soit des « choses utiles ». Elles peuvent être authentiquement utiles pour ceux qui les achètent, être des marchandises qui répondent à des besoins. Mais il faut surtout qu’elles soient « utiles », au sens de permettre la réalisation de la plus value. En effet, un ensemble de facteurs (pour simplifier disons la répartition inégale des revenus entre classes sociales et entre pays et aussi tout bêtement la saturation) font que la dimension du marché a des limites. Il faut donc que le capital fasse tout pour les repousser. L’importance pour lui est que les marchandises renfermant la plus value aient l’apparence de « choses utiles ». Pour lui « l’utilité » est celle qui permet de dégager des profits et de poursuivre le processus de valorisation sans fin. Les entreprises sont passées maître dans l’art de démontrer à ceux qui ont du pouvoir d’achat que les marchandises qu’elles leur proposent sont « utiles ».
7. On a déjà fait de grands pas vers la compréhension des racines communes de la crise en tant que crise de suraccumulation et de surproduction et de l’épuisement des ressources de la planète. De tout ce qui vient d’être expliqué, il résulte que le mouvement de l’accumulation, dont le moteur est le besoin de valorisation sans fin et sans limites du capital conduit simultanément :
* à la suraccumulation de moyens de production (le surinvestissement) et à la surproduction de marchandises qui en résulte,
* à l’existence d’une situation de chômage endémique,
* à un gaspillage immense de ressources non renouvelables, gaspillage continu car il est autant consubstantiel au capitalisme que ne l’est la surproduction.
8. Entre ces différentes expressions de l’irrationalité sociale et environnementale profonde à laquelle conduit la rationalité propre du capital, se forment des processus interactifs aggravants. On en citera un. Chaque entreprise voit les salarié(e)s comme un coût qu’il faut réduire. Ce faisant elle contribue à « scier la branche » sur laquelle les entreprises sont collectivement assises. Longtemps avant Keynes, Marx écrivait : « Chaque capitaliste sachant qu’il n’occupe pas face à son ouvrier la position du producteur face au consommateur, cherche à limiter au maximum sa capacité d’échanger, son salaire. Il souhaite naturellement que les travailleurs des autres capitalistes consomment le plus largement possible sa marchandise. Dans son mouvement le capital aggrave le problème de réalisation de la plus value. Du même coup, il faut qu’il accentue ses efforts pour faire acheter à ceux dont les besoins sont saturés des produits socialement inutiles. Logée au cœur du rapport entre le capital et le travail, cette contradiction est l’une des expressions du fait que « la véritable barrière du capital est le capital lui-même ». Ceux qui le personnifient ne peuvent pas le comprendre, encore moins l’accepter, lorsqu’il leur arrive de le pressentir. Pas plus qu’ils ne peuvent comprendre ou tirer les conséquences du fait qu’un système dont le cœur est la valorisation sans limites de l’argent, est un système mortifère.
Les aspects spécifiques à la configuration du capital et au prolongement de la « croissance » à partir des années 1990
9. Le premier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur le changement climatique (GIEC) date de 1990. Il établissait un constat et faisait une première série de prévisions qui n’ont pas été démenties depuis. Il confirmait les informations scientifiques sur le changement climatique connues des scientifiques depuis plusieurs années déjà. Une « Convention sur les changements climatiques » a été adoptée par l’ONU en 1992 et est entrée en vigueur en mars 1994. Chaque rapport ultérieur du GIEC n’a fait que confirmer les conclusions des précédents et rapprocher les échéances dans le temps. Pourtant rien, ou si peu, n’a été fait. Dans la mesure où les faits sont venus « démentir » les prévisions des scientifiques, cela a toujours été dans le sens d’une accélération des processus, notamment celui relatif à la fonte des glaciers africains et andins, de la banquise arctique et de l’Antarctique. Pourtant, face à ces avertissements, aucune mesure ayant une quelconque portée réelle n’a été décidée et mise en œuvre par les gouvernements, ni bien sûr par les groupes industriels et financiers les plus directement responsables des décisions économiques qui influent sur l’intensité et la structure de la consommation d’énergie. Il faut en chercher certaines raisons dans l’intérêt très fort que ces groupes ont à prolonger les sources actuelles de leurs profits. Mais plus fondamentalement la « course à l’abîme » s’explique par les développements qui sont venus exacerber les processus de base qu’on vient de présenter.
10. Il est impératif de saisir le capital dans son essence au niveau d’abstraction utilisé plus haut. Mais il faut également l’appréhender dans les configurations organisationnelles qu’il épouse à des moments déterminés. Au stade actuel du capitalisme, ce sont bien sûr les grands groupes de l’énergie, de l’industrie et de la grande distribution. Tous sont des sociétés transnationales (STN). Cependant depuis trente ans, ce sont aussi et même surtout, les sociétés financières, les grandes banques, les sociétés d’assurance, les fonds de pension par capitalisation et les fonds de placement financier (Mutual Funds ou SICAV), les « investisseurs institutionnels » dans le vocable courant. Leur puissance est fondée sur la centralisation d’argent cherchant à se valoriser sous la forme de prêts et de placements, la forme dite du « capital porteur d’intérêt ». Une partie de l’argent provient de profits non réinvestis, une autre de rentes (la rente pétrolière étant la plus importante), une autre encore de contraintes institutionnelles ce qui est le cas des fonds de pension par capitalisation. Quelle que soit son origine, l’argent centralisé est confié aux gestionnaires de fonds. Un ensemble d’institutions, au premier chef les marchés financiers, dont les Bourses, et de mécanismes tels que la « gouvernance d’entreprise » au profit des actionnaires, en a fait une composante centrale du capital contemporain. Il faut voir ce que cela implique.
11. Le point de départ du cycle de valorisation du capital est A et son point d’arrivée est A’. Ceux qui personnifient pour ainsi dire « A », l’argent dans toute sa « pureté » ont toujours été ceux qui en possédaient ou qui le centralisaient ou le « créaient » grâce au crédit. Après une interruption d’environ quarante ans (du milieu des années 1930 au milieu des années 1970), c’est redevenu le cas. Le pouvoir capitaliste décisif est passé de nouveau entre les mains des financiers, des fondés de pouvoir ou gestionnaires des fonds de pension et de placement financier. La libéralisation, la déréglementation et la mondialisation contemporaine leur ont ouvert un espace de valorisation planétaire. Les fonds sont la matérialisation d’un capital possédant, comme jamais avant, les attributs d’une force impersonnelle tournée exclusivement vers son autovalorisation et son autoreproduction. Ils incluent l’extrême mobilité des flux de capitaux, la très grande flexibilité dans les opérations de valorisation, l’extériorité par rapport aux contraintes de production et de vente que connaît le capital industriel. Ils incluent aussi l’indifférence radicale quant aux mécanismes politiques et sociaux de la production et de l’appropriation de la plus value ou à leurs conséquences sociales ou écologiques.
12. Les gestionnaires financiers sont largement aux commandes du capitalisme « occidental ». Dans le cas des Etats-Unis, qui n’en fait pas de mystère, leurs noms sont bien connus, à commencer par les PDG de Goldman Sachs, Robert Rubin et Henry Paulson, secrétaires au Trésor, le premier de Clinton, le second de G.W. Bush. Ils personnifient un capitalisme qui pensait avoir repoussé « ses limites inhérentes » pour très longtemps. Il l’a fait, comme à chaque fois, en recourant à des « moyens qui dressent à nouveau ces barrières devant elle, mais sur une échelle encore plus formidable. » En l’occurrence, les moyens mis en œuvre par la bourgeoisie rangée derrière les États-Unis pour surmonter, au cours des dernières trente années, les limites inhérentes au capital, ont été essentiellement au nombre de trois. Ce sont la libéralisation des flux financiers, du commerce et des investissements directs ; le recours, sur une échelle sans précédent, à la création de capital fictif sous sa forme la plus vulnérable, à savoir de crédits, notamment hypothécaires ; enfin comme réponse à la pénurie de plus value créée par le ralentissement de l’investissement dans les pays au centre du système, une nouvelle poussée importante des investissements à l’étranger, dont le champ principal a été la Chine.
13. Ce recours dans des dimensions inconnues, à la création de capital fictif aussi sous la forme de crédit à la consommation, a eu pour but d’élargir artificiellement le marché domestique des pays qui y ont recouru. Pendant un temps, notamment depuis 2001, cet artifice, construit sur une extension constante des techniques de « titrisation » a servi pratiquement à lui seul à contrecarrer les effets d’une demande insuffisante. Il a donc masqué les situations de surproduction chronique, comme dans l’automobile. Un montant extraordinairement important de créances insolvables « cachées » dans des titres a été inscrit à l’actif du capital des banques, des sociétés d’assurance et des fonds de placement. Depuis août 2007 (en fait depuis juillet), tout l’édifice a commencé à s’effondrer, morceau par morceau, au cours d’épisodes successifs, chaque fois de façon plus spectaculaire.
14. La crise financière a déchiré le voile qui cachait la surproduction aux États-Unis et en Europe et par ricochet au Japon, qui est terriblement dépendant des exportations. L’enjeu est l’extension ou non de la crise de suraccumulation et de surproduction d’une manière qui englobe la Chine. A partir du début des années 1990, la poussée du capital producteur de plus value vers l’extérieur n’a plus pris seulement, comme dans des phases précédentes, la forme d’une extension de rapports impérialistes d’appropriation-expropriation de ressources de base de pays subordonnés ou encore de production monopoliste dans ces pays pour la vente dans leurs marchés domestiques. Il s’est agi cette fois, en particulier en ce qui concerne la Chine, d’une extension de rapports de production entre capital et travail au sens le plus fort, c’est-à-dire de rapports dont le but est la création de la valeur et de la plus value dans l’industrie manufacturière. La Chine n’est pas seulement un marché. Elle est « the factory of the world », l’une des plus importantes bases de production manufacturière du monde, sinon la principale. Donc une base de production exigeant une sphère de réalisation, c’est-à-dire un marché, d’une dimension correspondante au montant des marchandises produites. L’extension des rapports producteurs de valeur et de plus value a été suscitée par la direction du Parti communiste chinois, qui a appelé le capital étranger à y participer et à en profiter. Les entreprises étrangères, étatsuniennes et japonaises en tête, se sont ruées à partir du milieu des années 1990 vers la Chine, pour profiter de la main d’œuvre disciplinée, bien formé et peu chère. La hausse des capacités nées de l’afflux d’investissements étrangers a été accentuée par des mécanismes politico-économiques spécifiques propices à la suraccumulation. Autant de raisons qui font de la Chine le champ où se décideront la dimension et la longueur de la crise et peut-être son issue.
15. Revenons à l’accélération dans les processus d’utilisation jusqu’à épuisement des ressources non-renouvelables, et d’épuisement pour une très longue période du sol dans un nombre croissant d’endroits de la planète, ainsi qu’à l’accélération des émissions de gaz à effets de serre. Dans le premier cas, la question est abondamment documentée. Pour se limiter à deux exemples. La destruction de la forêt primaire en Afrique, en Amazonie, dans l’archipel indonésien pour en vendre les bois rares, pour y cultiver des espèces industrialisables comme les agro-carburants ou pour y faire de l’élevage extensif et la chimification toujours plus poussée de la grande agriculture jusqu’à épuisement des sols, ont un lien étroit avec le paiement de la dette, avec la libéralisation du commerce et la pénétration accentuée dans l’agriculture et l’élevage du capital concentré et son actionnariat de fonds de placement financier.
16. Dans le cas de l’accélération des émissions de gaz à effets de serre, le lien n’est pas tout à fait aussi direct, mais il y a au moins un « faisceau d’indices ». On peut faire l’hypothèse qu’elle est, en partie au moins, la conséquence de beaucoup de développements liés à la libéralisation des échanges, la déréglementation et la mondialisation des investissements, les privatisations : bond qualitatif dans les transports routiers par camion, comme dans les transports maritimes et aériens liés à la sous-traitance et le « juste-à-temps », aux marchandises chinoises à bas prix, aux fraises en hiver, etc. ; sous-investissement délibéré dans les transports publics ; urbanisation rendant l’usage de la voiture obligatoire (pour tous ceux qui peuvent la payer... !), etc. (Est-ce vraiment un hasard si ce sont Renault et Peugeot, Bouygues et consorts qui sont appelés en France à être les principaux bénéficiaires du « plan de relance » ?)
Pour ouvrir sur deux questions politiques
17. La première est celle de la « décroissance ». On a affaire à un système dont le cœur, la rationalité propre, sont de valoriser l’argent devenu capital dans un mouvement sans fin. Il le fait (ne peut que le faire) moyennant deux choses : 1) un rapport consubstantiellement antagonique avec le travail d’où naissent (à moins de situations politiques exceptionnelles tout à fait transitoires qui les contiennent comme les « trente glorieuses ») la polarisation sociale, la pauvreté, la misère ; et 2) la vente de marchandises sans fin, donc à saturation, avec les implications écologiques qu’on a vues plus haut. La libéralisation et la mondialisation ont fait sauter les mécanismes qui contenaient le premier processus et ont accentué terriblement le second. Le seul moment où un tel système « décroît » est lors des crises, comme c’est le cas aujourd’hui.
18. L’autre défaut béant des théoriciens de la décroissance est de se placer politiquement sur le terrain de la supplique au capital, qu’il soit plus raisonnable, qu’il prenne conscience de ses intérêts « bien compris » de long terme. Ils ne mettent pas la lutte des classes au centre, même s’ils sont sensibles à la pauvreté. Ils peuvent se joindre à des luttes au point de jonction entre les conséquences de l’exploitation et telle ou telle question d’ordre écologique, être sensibles à la pression populaire lorsqu’elle se développe. Mais la recherche systématique de points de croisement leur est étrangère, car ils ne comprennent pas la nature du système capitaliste ou pensent qu’il « a gagné », à l’instar des sociaux-libéraux.
19. La seconde question politique concerne le terme « écosocialisme », plutôt que celui de socialisme tout court. Au final, mon impression personnelle est que les seuls vrais arguments dans ce sens sont ceux 1) du discrédit du mot socialisme du fait du stalinisme et de la social-démocratie et 2) du peu d’importance que les marxistes, révolutionnaires inclus, ont accordé aux questions écologiques, ne « redécouvrant » Marx sur cette question que dans les années 1990 grâce à des gens comme Bellamy Forster notamment.
20. D’où mes deux réponses (en inversant l’ordre). 1) La question écologique n’est pas la seule que les marxistes, révolutionnaires inclus, ont négligée (voir le texte de Jean-Louis Marchetti pour la réunion des 13-14). 2) Le contenu du mot socialisme peut, et pour moi doit, être repensé à partir des jalons posés par Marx au sujet des « producteurs associés » et de leurs rapports avec la nature. Dans l’un des derniers chapitres du Capital Marx ouvre aux « hommes socialisés, devenus des producteurs associés », la perspective de « combiner rationnellement et de contrôler leurs échanges de matière avec la nature, de manière à les réaliser avec la moindre dépense de force et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à la nature humaine ». Il nous dit que la protection de la nature contre la marchandisation capitaliste est inséparable de l’homme en tant que partie de la nature. Autrement dit, toute politique qui prendra à bras le corps la question écologique combattra aussi l’aliénation - l’aliénation marchande, mais aussi l’aliénation au travail - et cela avec une tout autre efficacité que les campagnes de « défense de l’emploi » où on peut voir les syndicats s’allier avec les employeurs sur des mesures comme les normes en matière de pollution. Il s’agirait de faire en sorte que l’individu « individuel », création du capitalisme, divisé entre producteur et consommateur, privé de toute instance susceptible de l’aider à comprendre son expérience sociale dans ses principales déterminations, puisse devenir un producteur associé, en mesure de gérer ses rapports à son environnement naturel suivant une rationalité collective. Redéfini ainsi le socialisme est le mot qu’il faut réapprendre à défendre.